« C’est nous qui avons les clés ». Place Stalingrad à Paris, Jean-Luc Mélenchon a prononcé, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, un discours admirable de dignité, d’humanisme et de républicanisme. Mais avec 11,11% des suffrages exprimés, le Front de Gauche ne pourra objectivement pas peser sur le programme économique du candidat socialiste. Les militants le savent, et c’est bien la déception qui régnait dans les QG hier soir. Une déception à la hauteur de l’espoir suscité. De l’avis général, de multiples sondages à l’appui, Jean-Luc Mélenchon a réalisé la meilleure campagne. Il y a une semaine, un sondage le propulsait même à 17% des intentions de vote, soit un potentiel d’environ 19% si l’on intègre la marge d’erreur propre à cet outil statistique. Mais au final, même si elle réalise la plus forte progression d’un scrutin à l’autre, l’autre gauche est loin, très loin, du niveau qu’elle revendiquait il y a encore 24 heures. Comment l’expliquer ?

LES SONDAGES NE SE SONT PAS VRAIMENT TROMPÉS

On l’oublie toujours. Les médias l’oublient toujours. Les instituts de sondages préfèrent ne pas communiquer dessus, tant cela diminue l’intérêt de leurs produits. Quoi ? Les sondages d’opinion comportent des marges d’erreur. Elles varient selon la taille de l’échantillon de sondés et le niveau de l’intention de vote. Parfois, elles sont annexées aux enquêtes, comme ici chez Ipsos.

Dans la dernière vague de sondages publiés avant le premier tour, Jean-Luc Mélenchon obtenait 12 à 15% d’intentions de vote. Sur les deux seuls sondages dont l’échantillon avoisinait 2000 sondés (contre 1000 pour les autres), il atteignait 14 (BVA) et 13,5% (Ifop). Le tout pour une moyenne de 13,7%.

Prenons maintenant en compte la marge d’erreur (environ 2 points) : en moyenne, les sondages donnaient Jean-Luc Mélenchon entre 11,7 et 15,7%. 11,7% minimum, contre 11,11% comme résultat final : on n’est pas loin.

Un deuxième élément est à prendre en compte dans la lecture des sondages : les dynamiques, c’est-à-dire l’évolution des intentions de vote d’une vague à l’autre. Or, selon certains instituts, le candidat du Front de gauche était en phase descendante sur les derniers jours de la campagne officielle. Chez CSA par exemple, il passait de 17% le 12 avril à 15% le 17 et 14,5% le 19. Une dynamique négative, qui laissait craindre un reflux du vote Mélenchon dans les dernières 48 heures.

Résumons : un minimum de 11,7% (en moyenne – si l’on prenait le dernier sondage d’Harris Interactive, Mélenchon était crédité de 12%, soit un minimum envisagé à seulement un peu plus de 10 !), dont on voit qu’il est susceptible de descendre encore ; résultat, il fait 11,11%. Rien ne prouve donc que les sondages se soient réellement « trompés ».

VICTIME DE VOTES DE DERNIÈRE MINUTE

La campagne de Jean-Luc Mélenchon était si réussie qu’elle lui permettait de capter de potentiels votes utiles. Mais au moment fatidique, une partie d’entre eux a été rattrapée par deux éléments :

  • D’une part, le souvenir du 21 avril 2002, qui est encore très fort.
  • D’autre part, le sentiment que la campagne très droitière de Nicolas Sarkozy (qui, étant donné son bilan, ne lui rapporte rien mais favorise les thématiques de Le Pen) et le mutisme de François Hollande sur l’extrême-droite (la lutte contre le nationalisme n’a pas été un de ses thèmes de campagne) créaient les conditions d’un score important pour le Front National. Un sentiment parfois accru par un constat : certains ont vu, dans leur bureau de vote, que la pile des bulletins Marine Le Pen était assez petite ; et ça, ça vous ramène un électeur vers le vote utile en moins de deux.

Jean-Luc Mélenchon n’a par ailleurs pas su attirer beaucoup d’indécis. Les indécis, qui sont je crois bien souvent des personnes non politisées, qui ne pensent l’offre politique que de façon bipartisane, et qui ont donc voté PS sans réaliser peut-être que leurs convictions avaient un représentant en la personne de Jean-Luc Mélenchon.

À l’avenir, si les représentants socialistes ne choisissent pas de lutter fermement contre le nationalisme, le Front de gauche devra poursuivre seul le combat, mais s’interroger sur les modalités de celui-ci. L’insulte et la diabolisation sont un mode de critique qui galvanise l’extrême-gauche et les communistes, mais qui dérange sans doute une partie des électeurs potentiels de l’autre gauche, laquelle préfère Jean-Luc Mélenchon quand il attaque Marine Le Pen sur son projet et ses incohérences. Ici, la difficulté pour le Front de gauche sera de poursuivre et d’améliorer l’articulation entre ces deux modes de combat. Quand Marine Le Pen sera discréditée, le vote utile, même de dernière minute, sera mécaniquement réduit.

UN ÉLECTORAT PAS AUSSI POPULAIRE QUE REVENDIQUÉ

Les enquêtes statistiques l’indiquaient depuis le début, et ça ne s’est jamais véritablement arrangé : le coeur de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon est pour le moment un électorat cultivé, des intellectuels précaires, des bobos, des fonctionnaires, des professions intermédiaires,… Mais chez les employés et les ouvriers, bref les catégories populaires, chez les plus pauvres surtout, dans la ruralité, Mélenchon n’a pas encore suffisamment convaincu, surtout face à Marine Le Pen. Il n’a pas encore été compris par le peuple dont il se veut le candidat. Finalement, il lui arrive – pour le moment – la même chose que les syndicats : il défend des gens qui ne l’entendent pas. Si vous voulez, plus d’infos là-dessus ici.

J’ajoute juste un élément : le parti communiste me semble être à la fois la force et la limite de ce Front de gauche. Il est sa force parce que c’est une véritable machine électorale : il apporte les moyens matériels et financiers, le réseau d’élus et la base des électeurs. Mais il est aussi sa limite, son boulet même, car la mauvaise foi de certains journalistes et surtout des adversaires (et parfois des concurrents) de l’autre gauche les mène à jouer, encore aujourd’hui, sur la peur et l’archaïsme du rouge, de l’extrémisme, du communisme. Et de la même façon que les militants front de gauche dénoncent le fascisme du Front national, ces gens là se permettent de redessiner Mélenchon en Staline. Plus ou moins finement. Mais on l’entend, c’est au moins sous-entendu, et chez une frange de l’électorat, cela suffit à ne pas donner envie d’écouter son propos. C’est une autre bataille du Front de gauche : face à la crise – qui va s’aggraver -, convaincre de sa modernité.

LE SCORE DE MARINE LE PEN EST UN ESPOIR POUR LE FRONT DE GAUCHE

Marine Le Pen, son entourage, les nouvelles têtes du Front national et une partie de ses élus locaux, produisent un discours de plus en plus gauchisant. Dans cette campagne, Jean-Luc Mélenchon et les militants du Front de Gauche ont fait vivre des thèmes socio-économiques. Mais Marine Le Pen les a repris (réindustrialisation, pouvoir d’achat, définanciarisation, protectionnisme…), et c’est elle qui a raflé la mise. Pourquoi ? Parce qu’elle y a ajouté des fondamentaux du Front national qui sont encore porteurs (immigration et sécurité) et parce que « Le Pen » reste LA marque de la contestation (on conteste en votant FN de la même façon qu’on choisit TF1 pour allumer la télé).

Pour « renverser la table », le Front de gauche devra continuer son travail d’éducation populaire :

  • Conserver et défendre son programme économique et social.
  • Faire entendre que l’extrême-droite reprend les thèmes de l’autre gauche par opportunisme et non conviction.
  • Construire un discours et un programme solides sur l’immigration, le multiculturalisme et la sécurité physique, autant de préoccupations qui existent quoi qu’on en veuille, et face auxquelles l’indifférence ou le déni empêchent tout bonnement de capter l’électorat populaire.
  • Gagner en notoriété.

Alors, il aura toutes les armes pour devenir la troisième force politique du pays. Il est déjà la quatrième, c’est une véritable performance, quoi que je vienne d’en dire. Le Front de gauche déçoit car il obtient un bon score quand on en attendait un excellent. Mais tout est là : il faudra éduquer, il faudra du temps.